LIBAN: AN-NAHAR BLANC
- Néoptimiste
- 22 oct. 2018
- 3 min de lecture

«Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.»
Emile ZOLA, «J’Accuse...!», une de L’Aurore parue en janvier 1898
Huit pages en blanc pour un cri d’alarme noir
Jeudi 11 octobre 2018, au matin. Surprise dans les kiosques de journaux libanais: An-Nahar («Le Jour» en français), l’un des principaux quotidiens libanais arabophones, sort un numéro entièrement blanc.
Au départ, certains y voient un cri d’alarme face à la situation financière déplorable à laquelle doivent faire face la quasi-totalité de la presse écrite libanaise. Ainsi, Dar as-Sayyad, Al-Hayat ou As-Safir sont tant de groupes de presse ou de quotidiens qui ont été contraints de mettre la clé sous la porte depuis 2016. An-Nahar lui-même avait récemment procédé à des licenciements de masse.

Nayla Tuéni et le An-Nahar blanc
Cependant, dans une conférence de presse donnée plus tard, Nayla Tuéni, directrice du journal, révèle les véritables raisons de ce choix qu’elle résume dans le slogan suivant : "un Nahar blanc face à l’obscurantisme". Pour rappel, le pays connaît une crise politique constante, sur fonds de difficultés économiques, depuis la fin de la guerre civile en 1990, l’assassinat du premier ministre Rafic el-Hariri en février 2005 et la guerre de juillet 2006 contre l’État d’Israël. Par ailleurs, lors de la fin du mandat du président Michel Sleiman, le pays, République Parlementaire, c’est-à-dire au sein duquel c’est la chambre des députés qui élit le président demeure pendant près de deux ans et demi dans une situation de vacance présidentielle.
De plus, suite aux élections parlementaires de mai 2018 –qui auraient dû avoir lieu initialement en 2013-, la formation d’un nouveau gouvernement reste bloquée dans un climat politique qui ressemble plus à une interminable émission de téléréalité qu’à autre chose. Dans un pays où une dizaine de familles sont constamment présentes au Parlement depuis plus de 80 ans, la répartition des parts du gâteau semble devenir de plus en plus difficile. Pendant qu’ailleurs, des populations prient pour obtenir l’indépendance de leur terre, et le droit de la gouverner par elles-mêmes, le peuple libanais regarde passivement ses dirigeants ronger l’unité nationale de l’intérieur.

Face à une inflation incessante, face à une dégradation de la valeur de la livre libanaise, face à la saturation du marché de travail, beaucoup se demandent où est-ce qu’on va -où est-ce qu’on peut bien encore aller s’enfoncer. Pendant ce temps, au croisement de deux artères de la capitale, où les gens attendent depuis des décennies l’installation de feux de circulation, où, un matin sur deux, il n’y a pas d’agent pour gérer les centaines de voitures qui transitent par là, un vieux marchand de journaux continue de répondre présent à l’appel tous les matins. Ce n’est peut-être pas tant l’embrigadement du peuple libanais dans les rangs d’une dix-huitaine de groupuscules politiques qui les aveuglent, mais le fait de devoir répéter, chaque jour, inlassablement, les mêmes refrains contre la corruption et autres faveurs du sectarisme politique. Autant ne plus rien dire, et ne s’exprimer que par des feuilles blanches, car le blanc a quelque chose d’intensément pacifique, or n’est-ce pas d’une solution à cette guerre camouflée et passée sous silence dont a besoin le peuple libanais face à ses marionnettes de dirigeants?
Au bout de plusieurs dizaines d’années de lutte, An-Nahar a blanchi ses feuilles. Moi, à 17 ans et né optimiste, je refuserai de perdre espoir. Et ce que j’écris noir sur blanc, lorsqu’il sera lu, j’espère, se reflétera blanc sur noir.
J’attends. En attendant, je fais.
- Joe Melki
Sources d'Images:
Nayla Tuéni - REUTERS/Mohamed Azakir
Copie vierge d'An-Nahar - AFP/Joseph Eid
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